Le clown allergique Jean-François Joubert

En compet' 
 Grand Prix Été 2014

Seul dans son aquarium vide, un « bébé clown » volait, virait, dansait, de longueur en largeur. Parfois, il s'arrêtait et se fixait dans un coin, puis riait...

Souvent triste, le petit poisson se sentait à l'étroit au fond de ce bassin. Il ne respirait plus, glacé par l'eau froide. Ses espoirs s'envolaient dans cette mare sans canard.

D'un trait magique, ses pleurs s'effaçaient dès que ses amis, étoile de mer et anémones, tapissaient de leur présence les murs de son imagination. Des couleurs s'installaient, un rouge délicat, un vert outremer, ou encore un rose pâle, pour redonner jeu et joie à ce bocal.

Quand il ouvrait les yeux, le petit clown pensait dans sa cage, ce lieu où le sol reste couvert de sable, sans même un coquillage.

Des bulles d'espoir montaient vers la surface, là où personne ne l'écoutait. Ses cris restaient sans son, alors ses paupières se fermaient, et doucement il s'éloignait de cette misère...

Chaque matin, Dame hippocampe le sortait de son sommeil en lui donnant deux ou trois coups de museau sur la face, désireuse d'un compagnon de fortune pour jouer à un jeu d'échec ou de mat.

Par politesse, le « bébé clown » acceptait de jouer. Il détestait ce jeu, mais ne voulait pas contrarier ce cheval de la mer. Alors, sous le regard narquois d'un poisson-lune qui éclairait la partie de tous ses mystères, le petit poisson s'endormait sur l'échiquier.

L'hippocampe, pas dupe, ne se vexait pas et lui disait : « À toi de jouer, maintenant ! »

Rien ne troublait son sommeil : sans une tape délicate sur son nez, le « bébé clown » serait resté des années sans jouer la moindre pièce. Ses yeux s'éclairaient, et il ronchonnait : « Oui, je sais ! »

Au hasard, une figure tombait sur une case. Dame hippocampe la relevait et restait des heures sans rien dire, à réfléchir sur le coup suivant.

Ce pays n'était pas peuplé que d'animaux gentils. De sinistres requins désargentés venaient semer le trouble, quand ils cherchaient des pièces de monnaie à s'enfouir dans la panse. L'esprit vide, l'estomac plein étaient l'unique essence de leur pensée. Ils circulaient à toute vitesse, agitant scies, marteaux ou dents d'acier. La force était leur unique faiblesse, ils troublaient les eaux et tout le monde partait se cacher...

Dans un trou de roche, une solide murène montait la garde, ses dents scintillaient d'agacement. Tous supportaient le son des crocs qui heurtaient le vide. Aveugles de nature, les requins rataient souvent leurs proies. Le petit clown, lui, choisissait un endroit sûr, invisible au sein de coraux rouges qui cachaient son nez.

Lancés dans une danse infernale, les requins tournaient en rond. Quelques poissons pas malins étaient happés par l'étau de fer, et disparaissaient à jamais... Puis ces malotrus quittaient ce monde, sans un sourire. Ils partaient vers d'autres conquêtes, d'autres proies pour le dîner.

Leurs dos se tournaient, leurs nageoires s'évanouissaient et le vacarme renaissait. Chaque survivant laissait éclater sa joie de vivre.

Un poisson-chat sous un lit d'algues vertes dormait, songeur. Dans sa nuit, il miaulait son désir de fuir ces contrées maudites, où la douleur suivait les pas des requins après chaque festin. Dans son cauchemar, ses moustaches transparentes recevaient ses pleurs, invisibles grimaces de ses souffrances. Chaque famille comprenait son mal, car toutes étaient passées par ces larmes.

« Hé, à quoi tu penses ? » 

Une raie manta frétillait de malice, elle regardait le petit clown d'un air affectueux. À ses côtés, il n'éprouvait nulle crainte. Sa majesté la reine n'était pas amateur de bouffons. Elle souhaitait juste de sa part un peu d'attention pour rompre la monotonie des conversations.

« À rien ! » dit-il en s'en allant.

La raie le suivait du regard et semblait étonnée par cette nouvelle allusion...

Le plancton guidait son chemin. Tranquille dans cette faune, il se déplaçait sans peur, la larme qui coulait sous son œil inondait de ses charmes les autres poissons. Cette cicatrice était la clef du succès de l'artiste. Face aux marsouins et autres pingouins, il jonglait facile, sans perdre les balles et attendait sagement les applaudissements...

Son show s'arrêtait face à des phoques enjôleurs qui le séduisaient. Alors, il s'effaçait, admirant au passage cette nage, où ces monstres de graisse, emportés par la grâce, allaient au fond de l'océan se la couler douce. Il adorait la simplicité des phoques, leur élégance. Ces chiens de la mer infatigables usaient les algues par leurs multiples mouvements. La douceur de leur regard était un ravissement. Sûr de ce souvenir, il riait...

À la fin de journée, les anciens aimaient raconter des contes, de folles histoires de poissons capables de voler d'un simple battement de nageoire... Pour eux, le toit de la mer n'avait pas de secrets, car ils disparaissaient par enchantement de longs moments dans un lieu inconnu. Ceux qui revenaient parlaient d'étoiles qui scintillaient sous des croissants de lune, dans un autre monde que les fonds sous-marins. Le petit clown se serrait contre sa mère, en imaginant la menace qui surplombait l'espace. La peur lui fermait les yeux... Leurs voix étaient douces, chaudes comme la mer, son palais... Ces sorciers ensorcelaient ses songes de tous leurs mystères. Le petit clown rêvait que des ailes lui poussaient pour sauter hors de sa cage, sa prison.

Une main troubla le tourbillon de ses pensées, lui indiquant de rejoindre la réalité. Cette main, sans ménagement, le sortait de son univers de rêve. Elle caressait le bocal, appelant le poisson à jouer. Lui se mit à tourner dans tous les sens, ce qui enchanta les galopins qui s'amusaient à ses dépends. L’un d'eux, un peu maladroit, se pencha au-dessus de l'aquarium, et glissa...

Le bocal se brisa sur le sol, dans un lourds fracas. Le verre s'éparpilla aux quatre coins de la pièce, et le petit clown se trouva nu, au sol, suffoquant sous le choc. Un des enfants s'exclama : « Il va mourir ! »

Le silence envahissait la pièce et une main saisit le poisson. Il fallait le sauver...
La mer n'était pas loin, mais la course de l'enfant sembla longue pour tout le monde. Le clown agonisait sans un pleur, sa vie défilait sous ses yeux. Il sentit l'étau se desserrer autour de son corps et la fraîcheur revenir à l'assaut. Ses nageoires sentaient ce liquide et battaient de plaisir. Soudain, ses yeux s’ouvrirent et la magie du lieu qu'il habitait lui rendit son bonheur. Le poisson-clown vivait de nouveau.

Il venait de quitter par hasard un univers de larmes et enfin allait retrouver le charme de son château, là, tout au fond de l'eau...

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